GROUPE PRIMAIRE

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Selon l’inventeur de l’expression, Charles Horton Cooley, le groupe primaire est caractérisé par des relations intimes d’association et de coopération; mais il est, au moins, une autre acception bien différente, d’origine psychologique et psychanalytique, puisque, pour Freud en particulier, «un groupe primaire est formé d’un certain nombre d’individus, qui ont un idéal commun en la personne de leur chef et qui, en vertu de cet idéal, s’identifient les uns aux autres».

En fait, cette notion ne s’épuise pas dans une définition et, pour mieux l’appréhender, il est utile de retracer les principales étapes de la recherche, menée surtout par la sociologie et la psychologie sociale américaines, aux- quelles le concept de groupe primaire est associé de façon caractéristique. Cette approche historique est, semble-t-il, particulièrement appropriée à un thème, dont la découverte relativement tardive (1909) et l’assez longue éclipse (plus de deux décennies) sont, peut-être autant que la vogue récente, significatives pour la compréhension de cette science. Il convient donc de dégager les postulats théoriques, souvent implicites, qui ont conduit tantôt à négliger le groupe primaire, tantôt, au contraire, à le mettre au premier plan; on sera ainsi plus à même de situer les courants dominants à telle ou telle époque, de souligner leurs lignes de force, sans omettre leurs limites. Cette orientation conduit à porter, sur certaines études contemporaines relatives au groupe primaire, une appréciation qui, pour être positive, n’en sera pas moins tempérée de réserves.

1. Une réalité difficile à cerner

Le manque d’intérêt des sociologues européens pour le groupe primaire

Au XIXe siècle, la sociologie se préoccupait essentiellement des grands ensembles sociaux (c’est-à-dire, dans la tradition de l’idéalisme allemand, de la société globale, qualifiée tantôt de libérale, tantôt de capitaliste) ou des totalités culturelles. De surcroît, on cherchait à définir l’originalité de la société moderne en la replaçant dans une évolution qui était parfois mal dégagée de la philosophie de l’histoire: prenant conscience du passage d’une société traditionnelle à une société industrielle, on y voyait le passage du «statut» au «contrat», de la solidarité mécanique à la solidarité organique, ou encore de la communauté à la société.

En insistant sur le caractère impersonnel et rationaliste de la nouvelle société, cet évolutionnisme ne poussait guère à étudier des groupes caractérisés par des relations intimes; dans l’optique dominante, celles-ci étaient vouées à une disparition prochaine. De plus, l’intérêt, en soi légitime, porté à la société globale était trop exclusif pour permettre de distinguer et de reconnaître dans la structure sociale une pluralité complexe de niveaux ou de paliers; la prise en considération du groupe primaire était donc pratiquement exclue d’une analyse des structures sociales, axée sur la division en classes ou sur les institutions originales liées à l’industrialisation.

Sans doute F. Tönnies insistait-il sur le haut degré de la solidarité qui liait les membres de la communauté (Gemeinschaft ), mais il présentait là en fait un type générique qui, pour englober des groupes primaires, était bien loin de se réduire à eux, et qui, d’ailleurs, était destiné à être remplacé par la société (Gesellschaft ). Durkheim, dans sa préface à la seconde édition de son ouvrage De la division du travail social , proposait bien de combattre l’anomie économique grandissante par la constitution de groupes professionnels; mais leurs dimensions et leurs fonctions, liées à l’organisation des rapports de travail, interdisent, semble-t-il, de considérer ces groupements institutionnels comme des groupes primaires. Seul peut-être G. Simmel fait exception; encore que, dans ses très libres essais sur la nature des relations interpersonnelles, il ne touche que par accident ou par caprice de son talent au groupe primaire lui-même.

L’intimité et l’enracinement

Étant donné ses orientations, la sociologie européenne ne se prêtait guère à une réflexion approfondie sur la notion de groupe primaire. En revanche, aux États-Unis, le courant intellectuel dominant favorisait l’empirisme, et non pas la philosophie de l’histoire; d’autre part, le libéralisme démocratique invitait à étudier la socialisation de l’individu ou, si l’on préfère, son enracinement dans la société. Aussi ne doit-on pas s’étonner de l’apparition de la notion de groupe primaire dans la sociologie américaine.

Le groupe primaire se caractérise d’abord, selon Cooley, comme le suggère l’épithète «intime», par des relations directes de présence à présence; mais ce trait ne suffit pas à le bien cerner, comme l’a judicieusement montré Ellsworth Faris, dont le tort est cependant de ne voir là qu’un simple accident. Le groupe primaire se reconnaît essentiellement au sentiment de l’unité du tout, exprimé par le nous : il implique en effet une forte solidarité, se traduisant dans une vive sympathie et une identification mutuelle et fondée sur la fusion des individus dans le tout commun.

Il reste pourtant encore à expliquer en quel sens de tels groupes peuvent justement être dits primaires. Or, pour Cooley, ils méritent avant tout cette appellation dans la mesure où ils servent à former les idéaux moraux de l’individu et, ultérieurement, à les renforcer dans la conduite de la vie. Il n’est guère étonnant, dans cette perspective, que Cooley ait particulièrement insisté sur la famille et les groupes de jeu de l’enfance: il y découvre les sources de la vie morale et donc sociale de l’adulte. Les groupes primaires ne jouissent pourtant pas tous de cette priorité dans le temps: ils constituent alors des groupes d’enracinement apportant à l’adulte équilibre et sécurité. La conception de Cooley est donc, pour un novateur, remarquablement précise, même si elle est associée à une philosophie de la nature humaine qui, de nos jours, semble quelque peu vieillie.

Malgré cette qualité de l’analyse initiale, le groupe primaire ne devint pas, pour autant, un objet privilégié de recherche, et son étude ne fut guère poussée. Certes W. Thomas perçut que l’appartenance à un groupe primaire favorisait l’équilibre de la personnalité, car elle permettait de satisfaire les besoins de sécurité et, en partie, ceux de réponse, c’est-à-dire deux des quatre désirs fondamentaux. Mais dans ses recherches sur The Polish Peasant in Europe and America , il insista essentiellement sur les processus de désintégration des groupes primaires liés à l’émigration et, d’une manière générale, dans son esprit, à la société moderne. Fidèle à une opposition brutale entre société paysanne, fondée sur les groupes primaires, et société urbaine, il ne fut pas très attentif aux conditions favorables à leur formation et leur conservation. D’une manière plus générale, cet accent sur une désintégration sociale, par ailleurs fort réelle, détourna les sociologues d’une étude plus poussée et plus spécifique du groupe primaire.

2. La redécouverte

Il faut attendre 1933 et la publication de l’ouvrage d’Elton Mayo, The Human Problems of an Industrial Civilization , pour voir se manifester un regain d’intérêt pour le groupe primaire. L’éclipse a même été si longue que l’on a pu parler – et à juste titre – d’une redécouverte progressive, dont le livre de Mayo est le premier indice.

Un oubli aussi complet et aussi prolongé ne paraît pas s’expliquer uniquement par l’orientation de l’école de Chicago, qui, dans l’esprit de la tradition classique, étudiait la désorganisation sociale et trouvait l’un de ses principaux effets dans l’éclatement progressif des liens interpersonnels. Il est aussi dû, semble-t-il, à une certaine image de la société, qui ne retient pas seulement son caractère urbain, mais qui souligne son caractère de masse: il s’agit donc d’un modèle plus général, encore que souvent implicite. Dans cette perspective, la société apparaît comme une collection d’individus juxtaposés: elle est en quelque sorte à la fois destructurée et éparpillée en des millions d’atomes individuels. Cette société atomisée ne saurait donc se défendre – et c’est là sa troisième caractéristique – contre les manipulations de la propagande, auxquelles la puissance des journaux et l’introduction de la radio conféraient une nouvelle dimension. C’est malgré et même contre cette vision dominante de la société, son aspect à la fois excessif et facile, que va s’effectuer peu à peu la redécouverte du groupe primaire. Celle-ci témoigne de la fécondité de la recherche empirique américaine, mais elle s’opère à travers maints tâtonnements et en ordre dispersé, dans la mesure où les résultats des enquêtes n’avaient pas d’ordinaire été prévus par les chercheurs et ne correspondaient guère à des hypothèses initiales, clairement et nettement formulées. Elle prend donc, suivant les secteurs d’intérêt, différentes formes qu’il convient d’analyser séparément: avec l’aide d’Elihu Katz, on peut en distinguer quatre, relatives respectivement à la sociologie industrielle, à l’étude de l’armée américaine, à celle des communautés et, enfin, aux analyses consacrées aux phénomènes de vote et de communication de masse.

Milieu industriel

L’ouvrage de Mayo, The Human Problems of an Industrial Civilization , présente essentiellement le compte rendu d’une enquête conduite dans l’usine de la Western Electric à Hawthorne (Illinois) et relative à l’influence de divers facteurs sur la productivité des ouvriers. Il part d’une hypothèse négative, selon laquelle les facteurs psychophysiques ne sont pas aussi importants qu’on l’avait cru et ne suffisent pas à rendre compte du rendement obtenu. Or l’enquête permit d’aller bien au-delà d’une simple confirmation de cette intuition. Pendant plusieurs années, on observa un groupe de cinq ouvrières qui avaient été isolées dans un but expérimental (relay assembly experiment ) et on eut la surprise de constater qu’à travers treize périodes de différente longueur, où l’on fit varier les types de rémunération, les horaires et les conditions de travail dans un sens tantôt favorable, tantôt défavorable aux ouvrières, leur rendement ne cessa de croître. Par conséquent, les variables expérimentales n’expliquaient pas leur comportement et il fallait en chercher ailleurs la raison.

Grâce aux interviews des ouvrières, les enquêteurs purent se faire une idée assez précise de ce mystérieux facteur: elles reconnurent, en effet, qu’elles avaient pris plaisir à leur travail; elles s’étaient liées spontanément entre elles par des relations amicales et s’étaient, d’autre part, montrées sensibles au traitement particulier dont elles avaient fait l’objet de la part de la direction. L’intégration au groupe intime de leurs compagnons de travail, surtout dans la mesure où ce groupe était respecté, apparaissait donc comme un facteur déterminant dans le comportement des sujets.

Devant l’importance de ces résultats, les enquêteurs crurent bon de procéder à une contre-expérience, portant cette fois non plus sur un groupe expérimentalement isolé, mais sur quelques ouvriers dans leur situation naturelle de travail. Dans cette seconde étude, intitulée Bank wiring observation study et plus spécialement relatée par F. Roethlisberger et W. J. Dickson dans Management and the Worker (1939), on put constater que ces ouvriers formaient un groupe primaire, dont le comportement était opposé à celui du premier: les membres du groupe s’étaient organisés pour réduire le rendement en élaborant spontanément un système de règles et de sanctions.

Certes, les travaux de Mayo et de ses principaux collaborateurs (F. Roethlisberger, W. J. Dickson et T. N. Whitehead) restent très impressionnistes et manquent de sûreté dans la méthode: l’hypothèse n’est pas systématiquement et explicitement reformulée et les données n’ont pas été soumises à une codification rigoureuse. Ils n’en font pas moins prendre nettement conscience de l’importance du groupe primaire pour l’étude des relations industrielles.

Armée

Il convient ici de rappeler les études de Samuel Stouffer sur le soldat américain (The American Soldier ), bien que leur publication soit d’une décennie postérieure (1949) et que leurs méthodes d’observation se caractérisent par leur rigueur. Ces enquêtes, conduites pendant la dernière guerre, correspondent bien en effet à la redécouverte d’un facteur, le groupe primaire, dont on n’avait pas prévu l’importance. Les chercheurs constatèrent que le soldat se bat essentiellement pour défendre ses amis ou pour se conformer aux attentes d’un petit groupe de camarades, et beaucoup moins par haine de l’ennemi ou sous la pression de convictions idéologiques. De la même façon, on put se rendre compte que la discipline formelle ne suffit pas à assurer une transmission et une exécution effective des ordres si elle n’est pas relayée par toute une chaîne de groupes informels.

Ici encore, à la lumière de ces travaux, l’attention était attirée sur les importantes fonctions assurées par le groupe primaire dans le cadre des structures formelles.

Communauté urbaine

Au cours de sa première étude de stratification consacrée à Newburyport (Yankee City), Lloyd Warner eut l’occasion de «découvrir la clique», pour reprendre sa propre expression. Il s’agit là d’une découverte à deux niveaux: d’une part, il constata l’existence de petits groupes assez fermés à contacts étroits, auxquels il donna le nom de clique; d’autre part, il mesura leur importance pour la détermination du statut social, qui est presque égale, selon lui, à celle de la famille. L’appartenance à telle ou telle clique avait en effet un rôle capital dans la considération dont jouissait une personne auprès des autres membres de la communauté. Aussi n’était-il pas étonnant de noter que, dans l’esprit de beaucoup de gens, la mobilité sociale se réduisait au passage d’une clique à l’autre. Cette fois, c’était la compréhension du statut social qui se trouvait facilitée par le recours à ce concept de groupe primaire ou plutôt, en changeant à peine le terme employé par Warner, par sa redécouverte.

Formation de la décision électorale

En enquêtant sur l’élection présidentielle de 1940, P. Lazarsfeld, B. Berelson et H. Gaudet eurent la surprise de constater que, bien loin d’exercer une influence décisive, presse et radio semblaient avoir peu d’effet sur les choix de l’électeur, plus spécialement sur les changements de décision au cours de la campagne. Il leur fallut donc rejeter l’hypothèse, quelque peu facile, qui attribuait aux moyens d’information collective une puissance absolue, et partir à la recherche du facteur déterminant. Pour le découvrir, ils interrogèrent les personnes qui avaient modifié leur intention première et leur demandèrent les raisons de ce changement. Dans leurs réponses, l’influence interpersonnelle, plus précisément l’influence d’associés proches, apparut de loin comme la plus importante. Deux autres résultats vinrent confirmer la validité de cette conclusion; d’une part, la très grande homogénéité du vote dans le cadre des familles, c’est-à-dire à l’intérieur de véritables groupes primaires; d’autre part, la distribution des personnes influentes à travers toutes les couches sociales: les guides de l’opinion apparaissaient comme engagés et impliqués dans les échanges quotidiens de communication entre associés et amis; ils étaient intégrés à des groupes restreints pour lesquels ils écoutaient les messages des moyens d’information collective et auxquels ils étaient chargés de les transmettre.

Ainsi, le rôle du groupe primaire se révélait encore une fois essentiel dans l’analyse des mécanismes de la décision électorale.

3. Les recherches systématiques

Cette présentation n’obéit pas à un ordre chronologique strict: on reviendra parfois en arrière, tantôt pour mentionner l’importance d’un précurseur, tantôt pour retracer un développement particulièrement rapide dans un secteur déterminé. Pourtant, ces études satisfont à un critère fondamental: il s’agit non plus d’une redécouverte, impliquant le rejet du modèle préalablement adopté, mais d’un effort d’approfondissement autour de quelques thèmes, selon des lignes de force plus ou moins nettement tracées.

Relations interpersonnelles et psychothérapie collective

De cette tendance, J. L. Moreno peut être considéré à la fois comme un précurseur et comme un représentant assez caractéristique. Sa première invention technique, le test sociométrique, dans lequel le sujet choisit, par ordre de préférence, ses amitiés, lui permit de souligner le décalage existant entre les associations prescrites et les associations désirées dans des groupes organisés administrativement; mais elle ne nous apprend rien sur les associations réelles et ne constitue pas un tableau des relations de groupe. Il est bien difficile – et téméraire – de formuler, à partir de la seule transposition des choix sociométriques sur le sociogramme, des hypothèses précises en ce qui concerne la structure des groupes primaires. De la même façon, les expériences thérapeutiques non contrôlées (psychodrame et sociodrame), auxquelles Moreno procéda plus tard, sont saisissantes par les changements qu’elles provoquent et par la soudaine lumière qu’elles jettent sur la complexité des relations entre l’acteur individuel et le groupe, mais elles ne permettent aucune conclusion précise et sûre quant à la nature de la situation de groupe. De surcroît, le langage prophétique et souvent obscur de Moreno convient bien mal à un effort sérieux de réflexion et d’interprétation théorique.

D’une manière plus générale, la psychothérapie collective semble susceptible d’avoir, dans certains cas, d’heureux effets, comme le démontrent les travaux des Anglais John Rickman et Wilfred Bion, mais ces variantes psychiatriques de l’analyse de groupe n’ont guère contribué jusqu’à présent à l’établissement d’une théorie solide et claire, d’autant plus que l’exemple de Moreno, plus soucieux de thérapeutique que d’interprétation et préférant le langage inspiré du grand prêtre à celui de l’homme de science, semble être souvent repris, notamment par Carl Rogers.

On en est resté essentiellement, dans le cadre de cette approche, à une phase d’exploration et d’accumulation des données; le temps de la synthèse ne semble pas encore venu, encore qu’il faille accorder une particulière attention aux études de Fritz Redl, qui représentent un sérieux effort d’analyse des structures collectives en se réfé- rant à Freud et à la théorie psychanalytique.

Formation et dynamique interne du groupe primaire

L’influence déterminante est ici celle de K. Lewin et de son école. Lewin eut le grand mérite d’appliquer des méthodes rigoureuses, dérivées des techniques de la psychologie expérimentale, à l’analyse des liaisons entre comportement individuel et situation de groupe. Il dirigea en particulier, avec ses élèves, de nombreux travaux pour déterminer les effets que pouvaient avoir divers modèles de commandement sur les relations à l’intérieur de groupes expérimentalement constitués. L’expérience la plus connue est celle de R. Lippitt et R. White relative aux répercussions des types de commandement autoritaire, démocratique et «laissez-faire» sur la structure interne des groupes d’enfants. Des différentes conclusions tirées par les auteurs, la principale est que seul le climat démocratique permet aux enfants de se constituer en véritable groupe, c’est-à-dire en unité d’interaction orientée vers des fins, indépendamment du leader adulte, et de se donner d’authentiques normes. Ainsi, d’artifice expérimental le groupe tendait à devenir une réalité sociale: on saisissait sur le vif certaines conditions de formation d’un groupe primaire.

A. Bavelas et H. J. Leavitt ont étudié un problème voisin dans leurs analyses des effets de l’organisation du groupe (modèles de la chaîne, du cercle, de la roue) sur les réseaux de communication; mais, cette fois, les conclusions ne valent qu’au niveau du petit groupe et ne sauraient être généralisées aux groupes primaires, dans leur situation naturelle. Il semble que les mêmes réserves sont à faire pour les travaux de R. Bales: leurs résultats ne sauraient être appliqués, sans vérification approfondie, à des groupes réels; ces études, pourtant, ont le mérite d’apporter à l’analyse du groupe primaire des instruments d’observation souvent raffinés et tout un indispensable appareil conceptuel.

En revanche, il convient ici de rappeler les recherches de Lewin relatives à la décision de groupe. Dans deux séries d’expériences portant sur le changement des habitudes alimentaires, Lewin et ses collaborateurs constatèrent que, pour faire adopter de nouveaux aliments, la discussion de groupe et la décision collective étaient d’une efficacité plus grande et plus durable que des sollicitations extérieures, transmises par imprimé ou présentées dans le cadre d’une conférence. Ainsi, les essais d’influence avaient plus de succès lorsque l’acteur individuel s’apercevait que les personnes de son entourage étaient favorables au changement proposé. Si intéressantes soient-elles, ces expériences ne sont pas faciles à interpréter. D’une part parce que certaines variables essentielles, comme la discussion, la décision, la perception des opinions d’autrui n’ont pas été isolées expérimentalement et que cette insuffisance du plan de recherche nuit à la profondeur de l’interprétation; d’autre part parce que Lewin n’explique en rien pourquoi les groupes de discussion accueillirent favorablement ces tentatives d’influence. En définitive, aucune réponse n’est apportée aux deux questions fondamentales: quels types de changement peuvent être acceptés et par quels types de groupes? Quelle différence y a-t-il, pour l’exercice de l’influence, entre un groupe éphémère, composé d’individus réunis pour une session et se séparant ensuite, et un groupe durable, où les relations sont intimes, c’est-à-dire, en fait, entre un groupe expérimental et un véritable groupe primaire? On est ainsi amené à prendre conscience des limites inhérentes aux recherches expérimentales sur les petits groupes et à mesurer l’importance des études consacrées aux groupes primaires dans leur situation naturelle.

Le groupe primaire dans la réalité sociale

Dans Voting , où ils étudient la formation du choix électoral durant la campagne présidentielle, B. Berelson, P. Lazarsfeld et W. Mac Phee soulignent que l’homogénéité politique n’est pas propre à la famille, mais s’étend aux groupes d’amis et de camarades de travail qui constituent l’environnement proche. Les groupes primaires sont des points d’enracinement pour les opinions et les attitudes. Plus précisément, ils contribuent à les maintenir et à les renforcer, comme le confirme l’examen des discussions politiques, qui se poursuivent généralement entre personnes appartenant à des catégories sociales similaires et qui partagent les mêmes avis; ces discussions ne peuvent donc se terminer que sur un constat d’accord. Plusieurs constatations permettent même aux auteurs d’ajouter que les groupes primaires déterminent, pour une bonne part, la nature des préférences politiques; ainsi, les modifications d’une intention initiale de vote se font le plus souvent dans le sens d’un ajustement à l’opinion dominante de la famille et des amis; de plus, les divergences de l’environnement proche en matière d’opinion se reflètent dans la lenteur de l’individu à faire son choix, alors que, dans la situation plus fréquente de grande homogénéité, la décision est rapidement prise et s’accompagne de convictions plus fermes. Les auteurs se croient donc en mesure de conclure que le choix de l’électeur est une décision collective, plutôt qu’individuelle, qui se forge dans le cadre du groupe primaire.

Ils ont de surcroît le mérite, trop rare, de formuler une hypothèse sur les relations entre les groupes primaires et les groupements sociaux plus vastes, en ce qui concerne la formation de la décision électorale. Pour ces auteurs, l’influence de la classe et de la religion ne se ferait pas sentir directement: elle impliquerait en quelque sorte la médiation du groupe primaire. Peut-être cette hypothèse ne tient-elle pas assez compte du poids des grandes forces sociales; elle invite du moins, par sa clarté, à entreprendre de nouvelles études.

Il est frappant de constater que, formellement, elle est assez semblable à l’hypothèse, mentionnée plus haut, du two-step flow of communication , qui conduit des moyens d’information collective aux guides de l’opinion, puis des guides de l’opinion aux parties les moins actives de la population. Cette interprétation a été reprise et élaborée, raffinée dans Voting et surtout dans Personal Influence. D’une part, dans Voting , plus encore que dans The People’s Choice , les guides de l’opinion sont fermement rattachés au groupe primaire: ils apparaissent en quelque sorte comme les gardiens des normes du groupe, auxquelles ils se conforment plus habituellement que les membres ordinaires. D’autre part, dans Personal Influence , les auteurs purent conclure que l’hypothèse du two-step flow of communication s’appliquait non seulement au cas particulier d’une campagne électorale, mais encore au jeu habituel des influences dans des domaines aussi divers que la consommation, le cinéma, la mode et la politique; en même temps, toutefois, ils suggèrent qu’il peut y avoir, pour certains domaines, des opinion leaders of the opinion leaders ; à l’image, grossièrement exacte, du two-step flow , ils proposent ainsi – implicitement – de substituer l’idée d’un courant de communication «à plusieurs biefs» (multi-step ), qui rendrait peut-être mieux compte de l’enchevêtrement complexe des influences.

Il reste enfin à signaler quelques études de groupes primaires dans le cadre d’organisations formelles, qui concluent souvent, comme celle de A. Leighton consacrée au War Relocation Center for Japanese in Arizona , à l’inefficacité des communications qui ne sont transmises que par la voie de la hiérarchie formelle et ne sont pas relayées par les groupes primaires spontanés. L’étude de E. Shils et M. Janowitz sur la cohésion et la désintégration de la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale mérite une attention particulière, d’autant plus qu’elle recoupe les constatations de Stouffer et de ses collaborateurs. Les auteurs montrent, en effet, que les attaques de la propagande alliée contre l’idéologie nazie, dans le dessein de créer un esprit défaitiste, n’obtinrent qu’un succès limité et n’affaiblirent guère la résistance allemande. Celle-ci resta très vigoureuse tant que les groupes primaires gardèrent un fort degré de cohésion et tant que les conditions leur permirent de fonctionner de manière satisfaisante. Il est particulièrement significatif de constater que cette proposition reste vraie, quelles que soient les attitudes politiques des soldats. C’est dans la communauté d’expérience, et non pas dans des systèmes idéologiques et moraux, que le soldat allemand trouvait généralement la force de résister.

Au terme de cet examen critique, force est d’abord de constater que, si l’on est passé d’une redécouverte du groupe primaire à des recherches approfondies en ce domaine, leur convergence – ou, si l’on préfère, leur intégration – n’est pas encore très avancée, faute peut-être d’une élaboration et d’une synthèse théorique qui permettraient de les unifier. Nous voudrions ensuite dénoncer la double erreur trop fréquente qui consiste, d’une part, à considérer tout petit groupe expérimentalement constitué comme un groupe primaire et, d’autre part, à réduire la société à une simple collection de groupes primaires; tout se passe comme si l’on commettait une erreur inverse de celle des sociologues du XIXe siècle: alors que leur préoccupation, trop exclusive, des ensembles sociaux les détournait généralement d’une analyse approfondie des niveaux intermédiaires et élémentaires de la structure sociale, un certain nombre de chercheurs des décennies cinquante et soixante se sont cantonnés dans une analyse des modèles d’interaction sans se soucier de les replacer dans un contexte social plus vaste. Il ne nous paraît pas, pour notre part, raisonnable de considérer un petit groupe comme un système social en réduction plus ou moins clos sur lui-même. Aussi le problème essentiel – celui de l’intégration des groupes primaires aux grands ensembles sociaux, c’est-à-dire celui de leur signification comme niveau élémentaire de la structure sociale – est-il souvent négligé. Seule une étude des groupes primaires dans leur situation naturelle et dans leurs relations avec le monde extérieur pourra, selon nous, permettre de combler cette lacune.

Groupe primaire groupe restreint de personnes communiquant entre elles directement.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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